Dora Tauzin, journaliste et essayiste


Dora Tauzin est journaliste et essayiste. Elle vit une grande partie de son  temps au Japon, à Tokyo, et ce depuis presque 20 ans à présent.
Entre Dora et le Japon, c’est une histoire de cœur, kokoro en japonais.
Une histoire non programmée, un coup de foudre en somme, même si après les affres de la passion, l’amour a aujourd’hui rejoint les contrées plus sereines de l’attachement profond et véritable.

Rien ne destinait Dora à partir pour le Japon… Rien et tout en même temps. De son propre aveu, toute petite déjà, elle ne rêvait que de l’étranger. Enfant, son premier voyage en Italie, à Venise, l’avait envoûtée au point qu’elle voulait se faire italienne. Plus tard, son goût de l’ailleurs et sa facilité pour les langues l’entraînent en Angleterre, en Allemagne. Jeune fille, elle se destine aux relations internationales.
C’est ainsi qu’en fin de parcours à Sciences Po, elle repère sur un panneau d’affichage de l’Institut une offre de bourse pour le Japon. A charge pour le boursier de se trouver un stage professionnel sur place. Dora ne connaît pas le Japon, ni l’Asie d’ailleurs, et se sent tentée. C’est donc un "pourquoi pas ?" qui la pousse la première fois dans cette direction. Un oncle ayant des relations commerciales avec le Japon l’aidera à trouver le stage requis, et voilà Dora débarquant à Tokyo en plein hiver 1991.
« C’était au mois de janvier, je me souviens très bien, il faisait très froid, le ciel était très bleu, d’un bleu qu’on ne trouve pas ici en France, un bleu très profond, et instantanément je suis tombée amoureuse de Tokyo ». Quand on lui demande comment ce coup de foudre s’est déclenché, elle n’est pas en mesure de le définir ; ce fut un élan, un élan des sens.

Ces premiers pas sont décisifs ; elle ne parle pas un mot de japonais et s’immerge immédiatement dans la vie quotidienne nippone grâce à une famille qui l’héberge. Elle communique comme elle peut, mais apprend vite et surtout ne fréquente quasi aucun occidental sur place, de toute façon très peu nombreux à cette époque. Quand elle rentre le soir dans sa famille d’accueil, tout comme elle, elle regarde la télévision, très présente dans les foyers. Elle découvre à cette occasion l’émission « En français avec vous », diffusée par la NHK chaîne nationale, émission de pratique linguistique animée par des Français et des Japonais.

Cette émission, un an après son premier séjour au Japon, Dora l’animera pendant plusieurs années. Elle lui doit beaucoup ; sa notoriété au Japon, vient en grande partie de sa popularité télévisuelle.
Elle n’entrera pourtant pas d’emblée à la NHK. Incitée par sa famille d’accueil, elle postule pour animer l’émission alors qu’elle est encore en stage, mais la place est déjà prise pour l’année à venir. Dora poursuit sa route, quitte le Japon pour rejoindre l’ONU à New York, en relations internationales, où elle est chargée au « Departement of Public Information » de la question des femmes. Ce point a son importance, car la question des femmes ne quittera jamais Dora jusqu’à aujourd’hui avec la publication de son dernier essai au Japon intitulé Mama yori Onna « femme plutôt que mère », mais nous y reviendrons.

Dora se passionne pour sa mission, mais ressent fortement les contraintes du corps onusien et de ses rouages polico-administratifs ; elle hésite à poursuivre.
C’est à ce moment là que la NHK la recontacte pour lui proposer d’animer pour la prochaine session l’émission « en français avec vous »… Il lui faut donc choisir… d’un côté la stabilité d’un poste à l'ONU, de l’autre l’incertitude d’une vacation télévisuelle.
La seconde l’emporte ; en fait c’est la liberté qui gagne la partie, avec tous les risques que cela comporte : incertitude financière, carrière hypothétique, intégration aléatoire. Mais encore une fois Dora se fie à son instinct et son enthousiasme fait le reste.
Très vite son animation est un succès ; elle est jeune, jolie, avenante et représente un charme et une élégance toute parisienne qui enchantent ses téléspectateurs.
Parallèlement, elle est rapidement sollicitée pour donner des cours de civilisation française dans la très sérieuse université de Keio.

Pendant près de 5 années, Dora va se consacrer intensément à ses deux activités, entre le petit écran et l’université, toute dédiée à la valorisation de la culture et de la langue française, elle qui ne rêvait que de l’étranger ! Paradoxe total, et même double paradoxe ! Car, pendant qu’elle représente la France, elle ne vit qu’avec le Japon et les Japonais et s’imprègne de leur culture et de leur langue.
Au bout de 5 ans pourtant un certain essoufflement apparaît : totalement engagée dans ses activités professionnelles, au rythme effréné de la vie tokyoïte, Dora sent qu’elle est en train de perdre un peu d’elle-même : une part de son hédonisme naturel et de sa liberté. Et puis ces années d’immersion au Japon lui font mesurer ce qui dans la vie quotidienne nippone l’attire et la rebute, ce qu’elle aime et critique, ce qu’elle est prête à concilier et, plus que tout, ce qu’elle souhaite défendre : son indépendance d’esprit, sa liberté de femme, son droit à ne pas choisir entre deux modèles de société si différents que sont celui des Français et celui des Japonais.
Elle interrompt ses activités à la NHK et à l’université de Keio pour prendre un peu de recul et reconsidérer son mode de vie … Dora ne veut renoncer à rien, aussi lui faut-il trouver des solutions. Un grand magazine féminin international (Marie Claire) lui offre une opportunité en or : réaliser pour le compte du lectorat japonais une série d’articles sur Paris et la vie parisienne ; Dora opère donc des allers et retours entre les deux pays et y trouve l’équilibre qui lui manquait.

De fil en aiguille, et s‘inscrivant dans le goût grandissant du Japon pour un art de vivre à la française, Dora se fait ambassadrice de nos modes de vie autour de la table, de la décoration, de la mode, mai aussi de la place de la femme dans la société, dans la famille, au travail… Passant sans transition de la critique gastronomique à l’essai sociologique, Dora peut exprimer tous les aspects de sa personnalité… Tout le monde ne la suit pas toujours très bien dans ses orientations, mais peu lui importe, elle a trouvé son modus vivendi : franchir les ponts et passer d’une rive à l’autre avec allégresse.
Aux articles de presse, succèdent progressivement des publications plus conséquentes et aujourd’hui Dora est à la tête d’une quinzaine d’ouvrages, tous publiés au Japon, qui illustrent bien sa diversité. Elle continue par ailleurs de paraître au cours de différentes émissions à la télévision et à la radio. Elle intervient également au sein de conférences et comme conseil pour le ministère de la culture et du tourisme nippon.
La vie de Dora s’organise ainsi, entre Tokyo et Paris, avec le regret cependant que durant des années la France ne lui ait pas permis de faire le chemin dans l’autre sens : notre désir du Japon a été longtemps enfermé dans des clichés que Dora refusait de relayer. Nous n’étions sans doute pas prêts à regarder ce pays dans sa diversité, sa complexité, voire ses contradictions.

Au fil du temps, Dora ambassadrice, s’est ainsi faite également témoin lucide des évolutions de ces deux sociétés et des regards que chacune porte sur l’autre. « Pendant longtemps les Français n’ont eu du Japon qu’une image caricaturée entre ses estampes, ses travailleurs enfermés entre leur entreprise et leur famille, et les débordements minoritaires d’une jeunesse jugée excentrique… Parallèlement le Japon n’a eu longtemps qu’une vision matérialiste de la France, comme d’elle-même d’ailleurs : le luxe par l’objet ou les arts de la table. Depuis quelques années des synthèses s’opèrent dans tous les sens et c’est une bonne chose. La France relaie aujourd’hui beaucoup la création japonaise au travers du design, de la mode, de l’architecture, mais découvre aussi que les Japonais sont d’une très grande sensibilité, et savent rire et s’amuser au-delà des carcans protocolaires ! Quant aux Japonais, ils se réconcilient avec leurs traditions artistiques pour les réintroduire de façon moderne dans leur mode de vie tout en réinterrogeant leur société, notamment au regard de la société française. »

C’est ce thème qu’aborde Dora dans son dernier ouvrage, Mama yori Onna, et qui, en présentant les modes actuels de la composition familiale française, interpelle le mode de vie japonais : l’union libre, les enfants hors mariage, le divorce, les modes de garde des enfants, le droit des pères, le travail des femmes sont autant de sujets qui intéressent les Japonais et Japonaises d’aujourd’hui : « dans ce domaine, la société nippone n’est qu’au début de son évolution, et elle commence à regarder comment cela se passe ailleurs. Des aspirations nouvelles, plus individuelles, naissent et s’expriment aujourd’hui plus librement. »
Le tremblement de terre et le tsunami de Mars 2011 ont  bien sûr été un choc immense, pour tous les japonais et pour Dora aussi : « les cartes sont à nouveau rebattues ; la crainte du '' Grand[1]'' est à présent permanente alors qu’il était pratiquement nié avant 2011. Cela transforme les comportements et les mentalités et un peu dans toutes les directions : il y a ceux qui optent pour le Carpe Diem, ceux qui se réfugient à nouveau dans ce qui leur paraît essentiel, la famille, et ceux qui continuent comme si de rien n’était. Mais c’est vrai que c’est dur de vivre en permanence avec cette épée de Damoclès au dessus de la tête. »
Elle même n’y échappe pas, même si ses séjours réguliers en France la soulagent un peu de cette tension. Quand je suis allée la voir à Paris pour cet entretien, elle venait de recevoir un casque léger qu’elle souhaitait expérimenter pour ses déplacements à Tokyo : « cela peut arriver n’importe quand ou ne pas arriver, mais il faut tenter de se préserver sans pour autant s’empêcher de vivre… » Un nouvel équilibre à trouver, certainement moins évident que celui de conjuguer ses contraires.
Cependant la vie continue avec cette énergie vitale qui la caractérise - tout comme les Japonais, qui rebâtissent, reconstruisent inlassablement – avec ce sourire que j’ai capturé et qui est sans doute sa plus belle preuve de confiance dans l’avenir. Comment dit-on sourire en japonais ? Nikonikosuru, je crois.

[1] C’est ainsi que les japonais qualifient le tremblement de terre de forte magnitude qui pourrait survenir à Tokyo au cours des 30 années à venir. Des statistiques officielles estiment sa survenance probable à 70 % dans les 4 prochaines années.

Françoise Bergaglia
Entretien réalisé le 3 mai 2012

Pour en savoir plus sur Dora Tauzin :
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Aujourd’hui toutes les publications de Dora Tauzin sont en japonais et sont disponibles sur amazon.jp par ce lien .


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