Christiane Drieux, anthropologue*


Je connais Christiane Drieux depuis de longues années [...] A chaque rencontre, des bribes de sa vie me parvenaient : sportive, on me parlait de ses exploits à vélo ou à ski ; voyageuse, on m’évoquait ses virées dans les coins les plus reculés du monde. Je regardais de loin cette femme, très belle, très bien mise, souriante, au charme discret de la bourgeoisie, en me faisant la réflexion amusée que les apparences étaient parfois trompeuses. J’avais eu vent d’une expédition particulière, sa traversée de la Mongolie en VTT … qui m’avait, rien que dans son intitulé, grandement impressionnée, n’étant moi-même ni grande sportive, ni grande voyageuse ! J’étais intriguée, je l’avoue, aussi j’ai tendu un peu l’oreille pour en savoir plus en espérant l’occasion d’une prochaine rencontre …Qui finalement eut  lieu en 2010 [...] En discutant enfin avec Christiane je mesurais tout ce que le mot préjugé pouvait contenir d’erreurs, d’égarements, d’absurdités : Christiane n’était ni la femme qu’elle laissait voir, ni celle que l’on pouvait se complaire à imaginer.

Je ne pouvais plus en rester là, et quand je décidais de monter cette nouvelle rubrique d’entretiens, je pensais immédiatement à elle. Elle m’accorda l’entrevue que je lui demandais, mais non sans réserve : « mais qui veux-tu donc que cela intéresse ? » me répondit-elle. Je crois qu’elle m’a dit oui juste pour me rendre service, convaincue que son parcours ne présentait rien de bien passionnant. Je vous laisse juge…

Je commencerai par la fin, ou plus exactement par les derniers évènements : à 63 ans, après une licence d’ethnologie engagée trois ans plus tôt, Christiane poursuit son parcours universitaire en préparant le diplôme de l’EPHE, l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Son domaine actuel de spécialité : les Inughuit, peuple inuit de l’extrême nord du Groenland, us, coutumes et pratiques de chasse d’un peuple en voie (presque) de disparition. Je dis bien domaine actuel, car même si sa passion du grand Nord et de ses populations ne date pas d’hier, il y en eut d’autres avant, et d’autres suivront. Cette formation est à la fois un aboutissement et un nouveau départ. L’aboutissement de près de 30 ans de rencontres avec des populations rares de tous les continents et un nouveau départ dans sa décision de s’afficher enfin comme ethnographe !

« Tu m’as demandé comment j’étais venue à l’ethnologie…en fait je ne suis pas venue à elle ; cela a toujours été mon chemin, mais j’ai réalisé tout à coup que c’était de l’ethnologie. Et j’ai donc décidé de le formaliser et de le structurer… » Ca c’est pour la partie émergée de l’iceberg … Pour la partie immergée, c’est le lent, humble, mais tenace chemin d’une femme qui affirme une passion et qui veut qu’elle soit reconnue pour ce qu’elle est. « Pendant des années, y compris pour des gens proches, je suis passée alternativement pour une dilettante, une touriste, une aventurière, une excentrique et j’en passe. Et c’est tout le contraire. A un moment donné, il faut que le malentendu cesse. » Fin d’un malentendu et d’un mal bien français qui consiste à ne pas pouvoir être autre chose que ce qu’il y a écrit sur votre carte de visite. Fin du malentendu et donc début de l’histoire.

A 25 ans, Christiane est une skieuse de fond de très bon niveau ; d’excellent niveau, même si elle ne le déclare pas, puisqu’elle participe à des compétitions internationales : fond spécial, puis quelques années plus tard marathon, grand fond qui l’emmène vers les grandes courses d’endurance (jusqu’à 160 km), notamment en Suède et au Canada. Son goût des voyages et du grand Nord date de cette époque. C’est aussi à cette époque et au Canada qu’elle rencontre des passionnés de l’Asie. Comme elle pratique par ailleurs le tir à la carabine, elle y adjoint le biathlon. Discipline à l’époque non reconnue pour les femmes en compétition, elle parvient néanmoins avec quelques consoeurs à se classer en championnat de France et en guise de médaille reçoit des torchons en lin des Vosges ! Souvenir mémorable…
1984 : des amis skieurs du Club Alpin passionnés par l’Asie décident de partir au Pakistan faire à ski leur premier 8000 : le Gasherbrum II (K4) - 8035m. Ils proposent à Christiane de faire partie de l’équipe des cinq. C’est la seule femme.Deux mois d’expédition avec un campement à 5 400 mètres. Deux mois d’immersion au milieu de 200 pakistanais uniquement masculins qui font partie de l’équipe logistique et en plein Ramadan … Christiane ne cache pas que ce fut dur, très dur : conditions physiques, climatiques et un isolement en tant que femme, total. A son retour la vie suit son cours… Christiane qui avait déjà découvert une partie de l’Himalaya, envisage de partir pour le Tibet. Et il se trouve que, pour entretenir sa forme à ski, même si elle ne fait plus de compétition, Christiane fait du vélo. Comme une sportive peut faire du vélo, donc à fond. Un de ses compagnons de cycle, lui propose un beau matin de faire le Tibet à vélo. Comme le principe est de ne pas dire non, elle dit oui, d’autant que cela correspond à ses vœux.

Elle se charge de leur expédition qui n’est pas simple à organiser. Les chinois refusant de laisser entrer des vélos au Tibet, moyen de locomotion jugé implicitement comme donnant trop de liberté de circulation. Elle réussit à monter une expédition de cinq cyclistes sponsorisée par Peugeot qui fait alors la promotion de ses premiers Mountain Bike (on ne les appelle pas encore « VTT »). C’est la première du genre. Nous sommes en 1987. Quelques mois avant les premières grandes manifestations des moines tibétains et leur répression sanglante par le régime chinois.

L’équipée part finalement de Kathmandu pour rejoindre Lhassa …Sauf qu’à la frontière sino-tibétaine, les Chinois leur refusent le passage, les immobilisent en  plombant la roue arrière de  leurs vélos…l’équipée les subtilise pendant la nuit et passe clandestinement la frontière sur la roue avant et poursuit ainsi son périple. Pour Christiane, le vélo devient un vecteur de découverte du pays et de ses populations. Il s’agit de voyager discrètement et de vivre avec les moyens locaux au plus près des gens. « Le vélo permet à la fois d’être libre, de pouvoir relativement rapidement passer d’un lieu à un autre, tout en offrant la possibilité de voir et d’observer. En même temps, il donne le moyen de rentrer en contact avec les gens de façon très aisée : il suffit de poser le pied à terre. »

A son retour, Christiane éprouve le besoin de mettre par écrit ce voyage mouvementé, de le revivre au calme, de faire partager ce qu’elle a vu, appris, compris. En 1989, elle décide d’éditer son récit. Elle le réalise à compte d’auteur et le présente au cours de différents cycles de conférences. Elle en vendra ainsi 3000 exemplaires…On peut dire que « Tashi Deleks, de Kathmandu à Lhassa à vélo » est son premier récit ethnographique.

Ces ventes lui permettent de financer en partie l’expédition suivante, toujours à vélo : la Mongolie. Christiane souhaite en effet poursuivre la découverte des territoires d’influence tibétaine. Elle remonte la même équipée, mais se heurte à un mur : impossible d’obtenir des visas pour entrer en Mongolie – En 1990 l’ouverture du pays est toute récente et encore très timorée! Le temps passe et l’équipée se délite. Elle reste seule, mais ne veut pas renoncer à ce voyage. Ses recherches lui font rencontrer une organisatrice de randonnées équestres, Anne Mariage fondatrice de Cheval d’Aventures. Elles partagent ensemble la même vision du voyage. Cheval d’Aventures a obtenu l’autorisation d’organiser une randonnée en Mongolie. Christiane expose son projet et ses difficultés. Anne Mariage accepte de l’intégrer à son groupe à deux conditions : la première qu’elle monte à cheval, la seconde qu’elle ne montre jamais son vélo tant qu’elle sera avec le groupe de cavaliers mongols ! Christiane n’est pas cavalière, mais bon, elle prend des cours d’équitation en accéléré, histoire au moins, pense-t-elle, de faire illusion. Pour le vélo, les choses sont plus compliquées. Première difficulté : comment dissimuler un VTT dans ses bagages ??? Seconde difficulté : comment l’en faire sortir ensuite au grand jour ?
C’est vrai que pour le coup, on est là en plein roman d’aventures ! Mais il faut lire son récit « Un vélo chez Gengis Khan » pour comprendre ce qu’il y a véritablement en jeu au-delà des péripéties. Bien sûr il y a de l’obstination, bien sûr il y a de l’audace, bien sûr il y a de l’ingéniosité. Celle-ci réside tout d’abord dans le choix du VTT : un spécimen suisse de VTT démontable, du nom d’Alzasca, gracieusement prêté, et finalement offert par le constructeur et qui a l’avantage de se dissimuler une fois démonté dans une housse pas plus large qu’une roue de vélo.

Mais il y a surtout une démarche : se faire pleinement accepter dans sa différence pour obtenir le droit de partager. Qu’y a-t-il de commun entre une Française vélocipédiste et un cavalier mongol ? Rien a priori, sauf quand ladite Française en a décidé autrement…
Car tout l’enjeu est là : vélocher (le terme est emprunté au registre cycliste de Christiane) aux côtés de la chevauchée. Et le faire accepter de façon naturelle. Le vélo va jouer un rôle de médiateur inattendu dans le rapprochement entre Christiane et les cavaliers mongols.
Le récit de Christiane a cela de passionnant qu’il décrit, sans en avoir l’air, comment la situation passe du refus à la curiosité, de la curiosité à l’acceptation, de l’acceptation au respect, du respect à l’échange, de l’échange au partage. Je ne vous raconterai pas son expédition, elle le fait bien mieux dans son ouvrage que je ne pourrais le faire. Mais je vous livre ici deux extraits.

Le premier à l’issue de son ascension puis sa descente de la Montagne Sacrée à VTT, qui fut une épreuve à laquelle ses compagnons cavaliers mongols ne croyaient pas, et qui témoigne du respect gagné : « Dans la steppe retrouvée, Lodoï m’attend avec le sourire. Il est descendu de cheval. Visiblement impressionné par les performances de ma monture, le fier cavalier fouille dans la poche ventrale de son dèl et m’offre un verre (ou plutôt un couvercle de bocal !) de son alcool préféré, l’arkhi, l’eau de vie de lait de jument. ».

Le second, qui clôt son récit et qui chante l’allégresse de ce pari réussi : « Dans une longue vallée bordée de reliefs volcaniques, Alzasca et ses amis chevaux s’ébrouent, pédalant, trottant, galopant, roulant, droit devant eux, libres, … souverains […]. Groupés autour du vélo, les cavaliers se lancent dans un galop aérien… Martèlement des sabots, souffle des chevaux, …les pneus accrochent,… du bout des doigts : petit pignon, grand plateau, Alzasca s’envole… Je pédale sans effort… Je chevauche Pégaze ! A mes côtés : Lodoï et ses yeux bridés, pétillants, Rambo et son éternelle tabatière de corail…, Dawa drapé dans sa chemise de soie chatoyante… tous mes amis cavaliers, rênes en mains… Ils talonnent leurs montures [….] Le guidon léger, cernée, transportée par ce flot déferlant, je développe, développe au milieu des chevaux qui galopent, galopent … ».

Les voyages de Christiane sont innombrables … Au cours de notre entretien elle ne me les a pas tous racontés, il faudrait je pense leur accorder une monographie complète ; peut-être un jour, elle y viendra. Elle ne m’a relaté que ceux qui, d’une certaine manière, ont signé les grandes étapes de son parcours d’ethnographe.
J’opère un grand saut, au dessus de la Laponie et de son immersion dans une famille lapone de laquelle elle ramènera notamment un récit pour les éditions Jeunesse de chez Hachette, mais aussi de ses différents retours au Népal, au Pakistan, en Indonésie, etc…
J’opère un survol aveugle au-dessus de l’Amérique du Sud, mais aussi de l’Afrique.  J’atterris de façon improbable au milieu de la Scandinavie… Tous les ans en plus de ses autres voyages, Christiane part au printemps réaliser des randonnées à ski ou des treks dans le nord, qui l’emmènent toujours un peu plus haut, toujours un peu plus loin, jusqu’à l’extrême nord en 2009.

Dernière destination en date de Christiane et objet de ses études actuelles, le territoire de 800 Inughuit, derniers Esquimaux Polaires, territoire perdu au nord du nord du Groenland, au-delà du 78° de latitude nord.
Première inconnue, comment se rendre là-haut et avec quels contacts ? Même si Christiane n’est pas la première à s’intéresser à cette région du monde – Jean Malaurie, notamment l’a précédée d’un demi siècle – les contacts sont rares surtout quand on se lance en solitaire dans la démarche. Par internet elle trouve un contact sur place, qui pourrait ensuite la guider sur le terrain. Elle organise son voyage au printemps 2009, organisation qui n’est pas une mince affaire : 4 avions, 3 jours de voyage en visant le jour de la semaine qui assure la liaison ultime entre Illulissat et Qaanaaq, destination finale, au moyen d’un petit coucou de 30 places qui assure le ravitaillement de tous les villages de la zone. Arrivée sur place, le contact attendu n’est pas là, parti aux Philippines (!) ; mais heureusement une relation se crée immédiatement avec une autre personne, Hans, qui deviendra à l’avenir son principal interlocuteur.

Christiane part à la découverte des Inughuit, de leur mode de vie et de leur territoire Elle met ses pas dans ceux de Malaurie mais découvre une situation bien contemporaine, synthèse de toutes nos contradictions : un peuple de chasseurs, aux techniques de chasse ancestrales, mis autant en danger par des enjeux géoéconomiques internationaux - passage du nord-ouest, gisements de gaz et de pétrole – que par le réchauffement climatique, et menacés tout à la fois par une écologie aveuglée par la protection de la faune ; sans la chasse, les Inughuit perdent toute autonomie de vie.« Personne ne se passionne pour la survie de 800 âmes perdues à l’autre bout du monde ; les réglementations économiques ou écologiques internationales balaient cela d’un revers de main ! »
Christiane comprend l’enjeu de la chasse pour les Inughuit et va, à contre-courant des discours dominants, se passionner pour elle. Elle participe à une première campagne de chasse au phoque, lors de son premier séjour. Elle en ramènera un vibrant témoignage « Pour et avec les Inughuit » qu’elle présentera dans différents centres de conférence et festivals. Au cours de l’été 2010, elle part cette fois-ci à la chasse au narval. Cette dernière fera l’objet de son thème de mémoire pour son futur diplôme à l’EPHE.

Passionnée, Christiane n’en est pas pour autant naïve. Les pièges sont nombreux et elle les perçoit bien, tant pour les Inughuit que pour elle-même : « Les Inughuit sont partagés entre la sauvegarde de leurs traditions et l’attrait du confort moderne : les téléphones portables, les écrans plats, les technologies numériques, les hors bords à moteur, côtoient les kayaks en peau de phoque, les traîneaux en bois et les harpons en os de narval. Jusqu’où pourront-ils faire le grand écart ? Et entre la chasse et le tourisme, ne seront-ils pas légitimement tentés par le tourisme ? Mais en seront-ils les bénéficiaires ?... De mon côté, la démarche universitaire dans laquelle je me suis inscrite me pousse vers des investigations et des modes de consignation que je n’avais pas forcément anticipés et qui peuvent paradoxalement créer une distance avec les personnes concernées : à juste titre ils ne veulent pas être regardés comme des insectes ou une espèce en voie de disparition, qu’on se dépêcherait vite de répertorier avant qu’il n’en reste plus rien … Je souhaite conserver le point de vue qui a toujours été le mien, celui de l’ethnographe, en privilégiant l’échange et les contacts, mais la ligne est délicate à tenir… »

La difficulté, la seule, toujours la même, universelle, pour Christiane comme pour les Inughuit, comme pour nous tous : trouver la voie, l’échappée belle.
A cette heure, Christiane, le nez dans le guidon (sans jeu de mots facile), toute à ses études et aux Inughuit, ne sait pas ce que lui réserve l’avenir… mais, instinctivement, je dirais plutôt : l’avenir ne sait pas encore ce que Christiane lui réserve …

A suivre ! *

Françoise Bergaglia

Propos recueillis le 12 et 13 avril  2012



(* )Christiane a, depuis cet entretien, poursuivi son chemin, on s'en serait douté... Depuis juin 2019, elle est docteur en anthropologie après avoir soutenu sa thèse sur " Les Inughuit, chasseurs de narvals. Évolution et adaptations des savoirs et savoir-faire dans un environnement en changement", soutenance de thèse à laquelle elle m'a fait la joie de m'inviter. Un grand moment un peu solennel, mais non exempt d'émotions et de partages !

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