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ranck Léonard, "2096/La Fortune est derrière"
... ou l'intranquillité des îles


D'après un entretien avec Franck Léonard, autour de son exposition- décembre 2013
Galerie Thierry Poubeau – 22 rue Milton à Paris 9ème


A première vue, on peut n'y voir que du bleu et se laisser prendre par la clarté limpide du ciel et les profondeurs marines... Mais l'illusion est de courte durée. Très vite l’œil est attiré par une ligne de crête, des formes finement tracées ou des aplats vierges,  hors d'eau... Tiens, des îles , se dit-on...

Alors on s'approche, on scrute, puis on se penche pour lire ce que l'on croit être une légende et là tout bascule…

Nous voilà transportés en 2096, dans le rapport d'une expédition dont tous les membres ont disparu, au milieu d'un archipel improbable où chaque île nous raconte une histoire, son histoire, enfin ce qu'il reste de Notre Histoire, et les traces que nous avons laissées, abandonnées, cachées ou volontairement cultivées de nos turpitudes…


« 2096 / La Fortune est derrière », tel est le titre de l'exposition, installation, que Franck Léonard présente dans la galerie de Thierry Poubeau, rue Milton ; une tragi-comédie soigneusement élaborée, amoureusement dessinée, précisément décrite et qui joue avec nos perceptions : voir et lire, c'est porter nos yeux sur, mais ici, c'est immanquablement changer de regard !

En haut, là où le dessin et la peinture s'offrent à l’œil, tout est calme, tranquille, sans tâche, enfin presque, puisqu'il y a ces zones blanches, où le papier est laissé à lui-même... une zone franche, insidieuse, trop blanche pour être honnête ; on constate sa récurrence d'île en île, à chaque fois différente, mais permanente, alors on s'attache aux détails, à ce qui est visible, à la précision des cartes, à celle des bâtiments, aux nuages, aux antennes, aux contours des écueils... mais le mystère reste entier, tant qu'on n'a pas baissé les yeux.

En bas, les îles prennent noms ; Ile aux Cochons, Amsterdam, Vaticano 5, Vortex, Ustica, Preform,  Fantagaufa, etc… et prennent chair … Tantôt horrifiés ou hilares selon la dose de drame ou d'humour que Franck Léonard a versée dans ses textes, on découvre jusqu'où nous, les Hommes, avons été capables d'aller par mépris de la nature, par croyance aveugle en dieu ou dans la technologie, par cynisme, par folie du pouvoir ou par cupidité … En bas les îles prennent sens, et quand on relève la tête, elles sont tout à fait différentes : blessées, délaissées, désertées, dévoyées... Chaque île est un caillou dans notre chaussure qui blesse notre marche, et leur trop grande tranquillité nous rend subitement bien intranquilles...

C'est avec hardiesse et jubilation que Franck Léonard nous entraîne dans son scénario d’anticipation, tricotant l'une à l'autre réalité et fiction ; certaines îles, bien réelles, supportent des histoires qui ne sont heureusement pas toujours les leurs, d'autres,  totalement inventées, abritent ou cachent des réalités inavouées, d'ici et d'ailleurs, ou des projets fantasmés par quelques puissants de ce monde...

Exposition inédite et totalement conçue pour l'espace de la galerie de la rue Milton, Franck Léonard y a rassemblé un concentré de son travail et de ses fascinations.

«  Mon propos est  politique, pas militant, mais politique ... et cela fait quelques temps déjà que je m'intéresse aux îles, et plus particulièrement aux paradis fiscaux. Ma fascination pour les îles me vient de mon goût pour les grands  espaces (NDR : paradoxe apparent mais seulement  apparent , car en effet, les îles sont des îlots au milieu d'une immensité) et de l'ambivalence entretenue dans les rapports entre îles et continents : attirance, répulsion, lieu de refuge et lieu de non-droit,… A cela s'ajoute mon intérêt grandissant pour la rhétorique, le champ lexical utilisé en politique et le décodage de tout un discours autour d'une certaine forme de libéralisme. Prenons le cas du paradis fiscal, quand on y réfléchit , y-a-t-il plus bel oxymore que celui-ci ? Et en même temps, sans avoir besoin de le dire, on sait que ce paradis est le plus souvent une île ... »

L'île, entre paradis et enfer, est donc au centre de l’œuvre présentée ici.  Une île que Franck Léonard a d'abord abordée en la contournant, en l'approchant de loin, de biais, si l'on peut dire, graphiquement par des dessins de cailloux, soigneusement observés, placés dans des pages vierges, et par de multiples recherches...

Son phénomène insulaire se nourrit ainsi jusqu'à cette exposition, qu'il construit entièrement, non pas en présentant ses travaux précédents ou préparatoires, mais en bâtissant un projet intégral. Des envies graphiques apparaissent, des visions qu'il laisse s'imposer, et  revient à la surface un certain goût pour l'exploration, l’anthropologie... L'idée du rapport d'expédition se présente, et l'écriture s'invite ainsi dans le projet.

«  Ce n'est pas la première fois que j'écris autour de mes dessins, mais c'est la première fois où mes dessins et le texte sont si étroitement liés, que l'écriture participe aussi directement au travail plastique .»

Les textes permettent ainsi d'introduire dans les îles certaines de ses fascinations : comme celle de la permanence des religions jusqu'à nos jours, avec Vaticano 5 par exemple, celle de la puissance de l'argent, celle des voyages et du déplacement, d'une part, dans l'espace par l'idée de l'exploration, du voyage îlien, et, d'autre part,  dans le temps, grâce à l'anticipation … « placer le propos en 2096 permettait de prendre la distance nécessaire, d'être moins autoritaire, et d'inventer. Et en invitant la fiction, de laisser la part à l'imagination, de prolonger ou de tordre la réalité (NDR : comme avec l’île d'Ustica où les flux migratoires s'inversent et où les européens se retrouvent  en centre de « rétention » pour avoir tenté d'émigrer dans les pays du Maghreb !) et ainsi de s'amuser… Cela a été une véritable jubilation d'écrire ces histoires ! »

A ce plaisir nouveau du récit, s'est mêlé le plaisir connu, mais toujours aussi fort, de voir naître et apparaître les images ; « ce plaisir simple, sensoriel, je le revendique aujourd'hui clairement : j'avais envie par exemple que la mer glisse quand elle apparaît, et j'ai donc placé la couleur sur le papier de façon immense ; il y a des bleus que j'espère beaux, il y a des dessins que j'espère beaux et j'avais aussi envie de partager cela ».

Les dessins travaillés au trait, de crayon noir ou de couleur sont d'une précision quasi scientifique... L’observation est en effet très importante dans le travail de Franck Léonard … « Dans mon dessin, j'assume de plus en plus la position de quelqu'un qui décortique et qui propose des informations précises ».

Mais il ne faut pourtant pas se laisser prendre au jeu de l’observateur, qui nous entraîne un peu à notre cœur défendant vers ses fantasmes et son imagination en nous les faisant passer pour une réalité, juste à côté de la nôtre, juste un peu plus loin, juste un peu plus tard … Il faut s'ébrouer, comme au sortir d'un rêve éveillé, pour se dire non, pas vraiment, non, pas tout de suite, non, pas à ce point... sinon le piège de l'île se referme sur vous.

L’œuvre que nous offre Franck Léonard est bien celle d'un artiste, qui se joue de nous, tantôt avec humour, tantôt avec dérision, tantôt avec gravité, flirtant avec le drame ou le burlesque pour exciter en nous ce qu'il reste d'humanité.  Une œuvre de textes et de dessins, c'est-à-dire radicalement graphique, où l'île est un mirage, un rivage où l'on n'accoste pas sans risque et dont le voyageur ne repart jamais tout à fait indemne.



Françoise Bergaglia – 15 novembre 2013


Commissariat d'exposition, Caroline ETTER

Si vous voulez en savoir un peu plus sur le travail de Franck Léonard :
www.franckleonard.com
Et comme ce n'est pas  dit sur son site :
« Franck Léonard est né en 1973, il vit et travaille à Montreuil. Artiste plasticien depuis 2000, diplômé de l’École Nationale Supérieure des Beaux-arts de Paris, il enseigne également le dessin dans deux écoles parisiennes. »



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