Chloé Ruchon, créatrice de son métier


Chloé Ruchon ? C'est la créatrice du Barbie-foot ! Vous savez, ce baby tout rose avec ces barbies blondes, brunes, black aux longues chevelures soyeuses et en mini short qui jouent au foot en lieu et place des petits mecs musclés en polo ! Ca ne vous dit rien ? C'est étonnant ! Le monde entier en a parlé et en parle encore ! Le musée des Arts Décoratifs de Paris l'a intégré dans ses collections, la Galerie Colette l'a exposé et vendu, IKKS en a fait un objet culte de ses magasins à Paris, Amsterdam, Barcelone..., il participe à des biennales, des showrooms, festivals, exhibitions en France, à Londres, à Berlin, à Frankfurt ! Le Barbie-foot c'est une star !
Mais Chloé ?


Chloé est une jeune femme de 28 ans, au visage rond, au regard clair et profond , au sourire lumineux ; de la barbie, elle n'a guère que la couleur de ses longs cheveux blonds … Chloé est designer. Designer et artiste et aujourd'hui peut-être plus artiste que designer, enfin la question se pose et Chloé ose, un peu, prononcer ce mot qui fait peur : artiste, comme pour s'habituer, l'apprivoiser, le dénuder, voir ce qu'il a dans le ventre avant de vraiment l'adopter … La question se pose … et ce n'est pas surprenant, car les questions, Chloé, elle adore !
Le Barbie-foot cela fait 4 ans, déjà ! Et depuis Chloé a eu le temps de s'interroger.
Le succès de ce projet de fin d'études des Arts Déco de Strasbourg lui est tombé dessus, sans qu'elle y soit préparée. Tout part d'un jeu de mots (baby-barbie) qui se mettent en mouvement, qui évoquent chez Chloé une contradiction amusante, un détournement de nos clichés, un questionnement de nos représentations homme/femme, de la virilité et de la féminité, etc... et qui prennent corps grâce à Mattel qui joue le jeu (!) et à Bonzini qui n'hésite pas à remettre en cause l'image du traditionnel baby.

Chloé arrive à convaincre industriels du jouet et artisans fabricants de soutenir son projet et d'inventer un nouvel objet inédit. « j 'aurais pu relooker un vieux baby, mais cela n'aurait pas été aussi fort ; l'idée c'était vraiment de créer de toutes pièces un objet qui n'existait pas et qui serait totalement fonctionnel ; il n'était pas question que les barbies ne puissent pas jouer ! ». Il a donc fallu aussi maîtriser des contraintes techniques pour que les figurines-poupées en plastique puissent jouer le même rôle que les figurines habituelles. Chloé entraîne avec elle toute l'équipe de Bonzini pour surmonter ces obstacles et coupe, perce, embroche, leste au même titre que les ouvriers de l'usine...

Alors qu'elle n'est même pas encore diplômée, le Barbie-foot fait un carton lors de sa première sortie à Berlin ! Chloé n'en revient pas, Mattel et Bonzini non plus d'ailleurs … et la déferlante du succès l'emporte avec son cortège d'enthousiasmes , mais aussi d'incompréhensions, de déceptions, de jalousies, de confrontations, d'inconnues… bref un apprentissage en accéléré des joies de la vie professionnelle... «  tout a été très vite et évidemment il a fallu intégrer en temps réel un tas de données, comme par exemple le prix de vente d'un objet pareil dès lors qu'il est vendu en galerie ! » D'objet de fin d'études d'un parcours de design, l'objet devient objet d'art du jour au lendemain : combien ça vaut, quel est le bon prix ? « Un prix qui ne vous ridiculise pas mais qui ne fait pas peur non plus !  De façon corrélée, associer un industriel à une démarche commerciale dans le monde très fermé des circuits d'art , n'est pas forcément une chose évidente. Et puis comment continuer à faire passer son message et son intention de départ alors que tout le monde s'est emparé de votre création ?».
De ce côté là, c'est sans doute ce qui a été le plus difficile pour Chloé : « on a voulu parfois me faire tenir des propos engagés qui n'étaient pas les miens, ou a contrario certains n'ont vu que le côté gadget de l'objet sans relayer mon intention de départ...» Dans ce tourbillon, il faut apprendre, comprendre, jouer le jeu, tout en gardant son âme et la tête froide. Heureusement Chloé a la tête sur les épaules et ne se laisse pas embarquer :« ce n'est pas parce qu'on a réussi une fois, qu'on réussit à chaque fois ! ».

Quatre ans après, Chloé a fait le tri et elle est en capacité de faire la synthèse de cette expérience et de ce qui en a découlé  : « j'aime les objets, c'est certain ! Ils me fascinent, d'autant plus qu'ils nous sont habituels et font partie de notre quotidien. Mais j'aime aussi le détournement, la contradiction, l'opposition, la confrontation. L'objet pour l'objet ne m'intéresse pas s'il ne porte pas en lui un questionnement, une interpellation. C'est là je pense où le design pour moi s'arrête : créer un bel objet fonctionnel sans cette contrepartie de la réflexion qu'il permet sur ce que nous sommes, sur nos habitudes, nos comportements, nos envies, ne me motive pas. C'est dans le détournement, dans la contradiction que je me sens plus créative, et donc plus artiste (elle ose le mot à mi voix). D'un autre côté, l'art pour moi n'est pas un monde qui ne serait accessible qu'à un petit nombre d'aficionados. Je souhaite que mon travail soit compris par le plus grand nombre, sans que cela nécessite beaucoup d’explications et sans qu'on connaisse tout de ma vie et de mon œuvre (elle rit). Et enfin j'ai envie de faire tout cela avec un peu d'humour, de légèreté , même pour aborder des sujets graves. Faire réfléchir en souriant et sans imposer une vision ! Je ne suis pas une militante, précise-t-elle ».
Dans ce domaine, Chloé a déjà confirmé cette orientation. Au delà du Barbie-foot, il y a le moins médiatique mais non moins intéressant « fauteuil confident » et ce slogan qui en dit long : « Confidences : la barrière qui rapproche ».



Je ne peux m'empêcher de vous le montrer ce fauteuil, car toute explication serait en deçà de l’objet lui-même. En revanche Chloé m'a raconté l'origine de ce projet. « C'était à Strasbourg. La ville était entièrement bouclée lors d'une conférence de l'OTAN. Le seul lieu où la population et les forces de l'ordre pouvaient se parler c'était de part et d'autre des barrières Vauban qui cernaient le périmètre de sécurité. » Et voilà ce qu'il est advenu d'une barrière d'un nouveau genre... fonctionnalité, esthétisme, détournement... et pour Chloé main à la pâte car cette barrière elle l'a non seulement conçue mais entièrement construite avec cintreuse et fer à souder à l'appui (avec l'aide d'un papa un peu bricoleur). « En France, j'ai eu beaucoup de mal à trouver des industriels qui accepteraient de fabriquer ce fauteuil en petite série à un coût raisonnable, et pour le prototype ce n'était même pas envisageable ! Il a fallu donc trouver une autre solution ! » Et passer de l'idée à l'objet et du concept à la fabrication ce n'est pas pour déplaire à Chloé ; « on est obligé de se confronter à des contraintes techniques et économiques réelles : sur le papier tout va toujours bien, en phase de réalisation c'est là où les problèmes commencent et la meilleure idée du monde ne vaut pas grand chose si on n'a pas les moyens de la mettre en œuvre !. » Ensuite il faut trouver un usage ou une destination. « Paradoxalement, "Confidences" est plus un objet de galerie ou d'installation artistique, qu 'un objet usuel ». En effet on voit mal nos pouvoirs publics se doter de barrières qui rapprochent pour les futures manifs … encore que l'idée serait assez plaisante et qui sait si cela n’améliorerait pas le dialogue social ou les relations manifestants-CRS ? Personnellement j'aimerais assez en me promenant à Paris voir ce genre de barrières m'invitant au dialogue...nous manquons parfois autant d'audace que de fantaisie …

Dans ce domaine, Chloé est donc assez bien dotée, mais le revers de la médaille, c'est qu'elle a aujourd'hui malgré son âge encore jeune beaucoup de mal à intégrer des entreprises de design : « on me trouve déjà trop marquée, avec une patte trop personnelle dans mes projets pour rejoindre une équipe ». Pourtant Chloé a besoin de travailler et d'assurer ses arrières. Tout l'argent gagné avec le Barbie-foot notamment est réinvesti pour les projets suivants. Il faut cependant garantir le quotidien... « je n'ai pas du tout le profil pour jouer les artistes maudits ». Gagner sa vie est donc aussi une priorité . Si un jour elle peut le faire avec ses projets , tant mieux, c'est ce qu'elle vise, mais en attendant il faut composer : des animations d'ateliers créatifs, le travail avec les enfants, la création d'une ligne de petits objets détournés, sont là pour l'aider dans un cheminement dont l'issue reste incertaine avec en parallèle des partenariats à monter avec des architectes, d'autres designers, des artistes pour faire naître de nouveaux objets, de nouveaux projets ...
« Mon métier, je m'en rends compte à présent, il va falloir que je l'invente » … A quoi va-t-elle le faire ressembler ? Quelle forme Chloé lui donnera, de quel nom le baptisera-t-elle ? Je suis bien curieuse de le savoir. Pas vous ?

Françoise Bergaglia – septembre 2013

Si vous souhaitez en savoir plus sur le travail de Chloé Ruchon et découvrir d'autres projets comme le Noeil, la Ligne Urb'n, La Part Manquante, etc...: www.chloeruchon.com/

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